Metamorphosis

Dans un article paru dans le contexte particulier d’un journal d’école d’art (Issue, la Head, Genève)[1], Baptiste Morizot et Nastassja Martin proposent une lecture anthropologique et philosophique d’un phénomène particulier de l’Anthropocène : en parallèle de la destruction de nombreuses espèces, apparaissent des hybrides, capables par ailleurs et de façon surprenante de se reproduire, qui constituent de nouveaux acteurs du biotope et qui génère de nouveaux rapports disruptifs avec la population humaine. Les humains n’ont pas développé de relations socialisées avec ces nouvelles créatures. L’article révèle que les populations natives animistes ont la capacité de penser ces nouveaux rapports et ces moments de crise grâce à la notion de Retour au temps du Mythe. Le temps du Mythe est signalés par une recrudescence des Êtres de la Métamorphose, créatures liminales dont les interactions avec les humains ne sont pas codifiées par la tradition [2]. Les signes en sont une recrudescence de l’hybridation, de la chimérisation, avec pour conséquence un défi des classifications qui affecte le vivant, mais pas seulement.

« (22.)
(…) lorsque les êtres dont vous ne connaissez plus le statut, et envers lesquels vous n’avez pas de relations stabilisées, passent de l’anomalie à la norme, vous voilà rendus au « temps du mythe ». »

« (25.)
Pour montrer la dimension non mystique mais strictement analytique de ce concept, on peut évacuer toute lecture surnaturelle de ces êtres, mais les comprendre au sens pragmatique. C’est-à-dire par la manière dont leurs propriétés influent sur (permettent, et empêchent, transforment) les pratiques par lesquelles nous interagissons avec eux. Les êtres de la métamorphose se caractérisent par le fait que nous n’avons pas de relation stabilisée envers eux, ni de statut instauré pour eux (ce n’est que l’avers et le revers du même phénomène). »

L’article pose une question écologique et politique, mais souligne comment d’autres cultures sont capables de penser la dimension entropique du monde, un aspect que nous-autres “modernes” aurions nié et enterré sous des catégorisations et une illusion de contrôle.

En quoi cette réflexion écologiste permet-elle de penser l’animation ?

Ce que j’ai constaté, en écrivant ma thèse, c’est que l’animation a une fâcheuse tendance à l’hybridation, à la chimérisation, à déborder voir exploser ses catégories.

Alan Cholochenko le proclame depuis 1991 et le réitère en 2016 : l’animation est transdisciplinaire, transgressive, et organique [3]. Dans sa première introduction à Illusion of Life, il allait même jusqu’à déclarer l’animation :

“(…) not delimited to and by the animation film (and conventional ideas of it) but as a notion whose purchase would be transdisciplinary, transinstitutional, implicating the most profound, complex and challenging questions of our culture, questions in the area of being and becoming, time, space, motion, change - indeed, life itself. (Cholodenko 1991, 15)”

Ce sentiment totalisant de l’animation est donc bien présent et depuis bien longtemps dans son commentaire. Le terme même d’animation doit sa pérennité à son manque de précision, à sa capacité à absorber “tout ce qui bouge” [4]. L’animation vient bouleverser les catégories, remettre en question l’indicialité du cinéma, générer des zones de trouble ou d’étrangeté. Qu’est-ce qu’un film de prise de vue réelle ? Est-ce que cela existe encore ? Les studios Disney eux-même tentent de contenir l’entropie en markettant comme “film en prise de vue réelle” (live action) le remake du Roi Lion, objet contrôlé, photoréaliste, en fait réalisé en images de synthèse 3D, donc en animation.

Les animateurs et les animatrices - ou leurs créatures ? - sont-iels des êtres de métamorphose ? Il faut reconnaître qu’il y a corrélation entre l’émergence de l’animation et les bouleversements de la modernité mécanique puis numérique.
L’anthropocène, une notion certes encore discutée mais en faveur de laquelle les arguments s’accumulent, commencerait avec l’ère industrielle au 19ème siècle. La même qui a vu l’émergence des progrès techniques de la photographie puis du cinéma, mais qu’ont accompagné les Fantasmagories et autres vues projetées. L’animation apparaît comme un pur produit de l’Anthropocène.

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[1] Retour au temps du mythe : un autre nom pour la crise écologique systémique contemporaine ; ISSUE, Journal of Art and Design, HEAD, 2019

https://issue-journal.ch/focus-posts/baptiste-morizot-et-nastassja-martin-retour-du-temps-du-mythe/

[2] Op.Cit. (16.) «D’après notre anthropologue néanmoins, qui considère l’animisme non pas comme une ontologie systématique et figée, mais comme un rapport ouvert à l’univers des métamorphoses, chez les Gwich’in, certains pans de monde ne sont pas socialisés. Les humains n’ont pas mis en place de relations claires avec certaines entités : les « êtres de la métamorphose ». Il peut s’agir de lieux, trous noirs « désocialisés » autour desquels les humains tournent pourtant, physiquement lors de leurs chasses ou par leurs évocations lors du temps des histoires. Il peut aussi s’agir de créatures, comme les naa’in, hommes des bois énigmatiques et mystérieux signifiant la zone frontière entre ce qui est encore humain, et ce qui ne l’est plus. Les Gwich’in maintiennent volontairement une équivocité, une incertitude quant au statut de ces entités : ils admettent le fait qu’ils ne savent pas comment interagir avec elles, puisqu’elles n’ont de cesse de déborder tous les cadres que les humains tentent de leur assigner, et de faire des choses auxquelles ils ne s’attendent pas. Pour le dire dans les termes du philosophe, : on n’a pas de stabilité de relations sociales envers ces êtres non humains : il n’y a pas d’étiquette pour eux, aux deux sens du terme (de catégorie précise pour les penser, et de mode d’interaction sociale réglé, décent, durable, envers eux). »

[3] " It is a claim I reaffirmed in my Introduction to The Illusion of Life 2: More Essays on Animation (Cholodenko 2007a), where I asserted that ‘animation (therefore animation studies) is relevant to all disciplines and all scholars, operating in, integral to and performed by all of them’ (Cholodenko, 2007a p. 69), reiterating my proposition that animation makes every discipline, including by definition animation studies, always already between disciplines, interdisciplinary, as well as transdisciplinary. 2016, The expanding Universe of Animation (studies), Animation studies."

https://journal.animationstudies.org/alan-cholodenko-the-expanding-universe-of-animation-studies/

[4] Voir André Martin
"Cinéma d’animation, vocable ambigu dont on n’est pas encore obligé de savoir le sens, ne désigne pas seulement les dessins animés … mais aussi le film de marionnettes … le dessin sur pellicule … les animations de papiers découpés … ainsi que d’autres techniques innombrables, passées, présentes et à venir"
CLARENS Bernard, André Martin écrits sur l’animation.1, Paris, Dreamland, 2000, p65

[5] La notion d’Anthropocène est avancée par Crutzen et Stroemer en 2000, ils proposent le brevet de la machine à vapeur par James Watt en 1784.

Paul Crutzen, Eugene F. Stoermer, the “Anthropocène”, IGBP's Global Change newsletter 41http://www.igbp.net/download/18.316f18321323470177580001401/1376383088452/NL41.pdf

Dans un autre article plus alarmiste, Crutzen et Steffen décrivent l’ère industrielle de 1800 à 1945 comme la phase 1 de l’Anthropocène.

Will Steffen, Paul J. Crutzen and John R. McNeillThe Anthropocene: Are Humans Now Overwhelming the Great Forces of Nature? Ambio Vol. 36, No. 8, December 2007, Royal Swedish Academy of Sciences 2007 https://www.pik-potsdam.de/news/public-events/archiv/alter-net/former-ss/2007/05-09.2007/steffen/literature/ambi-36-08-06_614_621.pdf

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